Par Jacques Dudon

Les ouvrages d’Alain Daniélou, Traité de musicologie comparée (1) et Sémantique musicale, ont certainement inspiré la réalisation de mes premiers frettages microtonals pour instruments à cordes, dans la fin des années 60. Par un concours de circonstances, en 1971, un de ces instruments emporté en Inde m’a permis de rencontrer mon professeur de chant, le Directeur de l’Université Vocale de Bénarès, Sri M.R. Gautam, grâce à qui j’ai pu être initié aux bases de la musique indienne. C’est ainsi que j’ai approfondi, avec lui, mes notions d’intonation des shrutis, ces 22 notes dites être le fondement de la musique indienne, pour découvrir par ailleurs la profonde confusion qui régnait à cette époque dans le nord de l’Inde sur les shrutis, autour de leur démonstration théorique (non pas de leur pratique fort heureusement). J’ai pu me rendre compte par contre avec satisfaction en ouvrant un livre sur la théorie de la musique de l’Inde du Sud (2) que, sans le savoir, le luth qui m’avait permis de rencontrer mon maître était exactement fretté selon les vrais shrutis.

De retour en France quatre années plus tard, je construisais mon premier instrument à cordes permettant l’interprétation de l’intégralité des 22 shrutis, la dulcevina, que j’entrepris fièrement de présenter à Alain Daniélou lors d’un voyage à Paris. Alain Daniélou étudia cet instrument avec attention, en joua un peu, puis sortit pour moi tous ses prototypes d’harmoniums microtonals, dont on voit quelques détails des touches dans les photos à la page « historique ». Je me souviens qu’il me dit alors ne pas comprendre à quoi correspondait une certaine note située entre “GA” et “MA” (Mi et Fa), utilisée assez couramment dans les musiques indiennes populaires, et me demanda si j’avais une idée à ce sujet. J’ai été touché par l’humilité de cet homme au savoir gigantesque, qui était toujours en recherche, et par sa soif de connaissance. Je répondis que j’avais également souvent perçu cette tierce hypermajeure, pas seulement dans les musiques indiennes, et qu’elle m’intriguait moi-même beaucoup. Si nous avions nos chemins secrets pour parvenir à cette mystérieuse note, ni l’un ni l’autre n’avions de solution définitive et cette question anodine m’a marqué, comme une énigme que nous partagions. Nous avons aussi parlé de projets que nous avions tous deux en commun, comme la création d’instruments permettant l’expression de 53 commas par octave.

Par la suite, je n’ai cessé de construire des instruments expérimentaux, accordés sur les shrutis indiens ou autres, aussi le système d’Alain Daniélou et plus généralement tous les systèmes d’intonation juste me sont assez familiers, les pratiquant depuis de nombreuses années sur divers instruments microtonals à cordes, à clavier, et sur le “disque photosonique”, un instrument de génération optique des sons qui est mon principal instrument aujourd’hui. Aussi, quand le Centre Alain Daniélou m’a demandé d’écrire un guide d’initiation au Semantic, cet instrument mythique conçu par Daniélou avant sa mort, le seul instrument existant à ce jour permettant une exploration précise de son système, j’ai accepté volontiers de le faire, comme j’ai accepté d’écrire ces quelques lignes sur ce livre fondateur qu’est Sémantique musicale. Quarante ans après sa publication, ma lecture de ce livre est évidemment différente de celle que j’ai pu avoir à l’époque où, adolescent, je découvrais l’intonation juste. J’en retiens aujourd’hui trois grandes idées, qui développent une même conviction très forte autour de l’intonation juste sous ses différents aspects de la création tonale, des perceptions et du langage :
– l’intonation juste permet l’évolution de nos systèmes musicaux ;
– l’intonation juste nous permet d’explorer nos mécanismes de perception ;
– les facteurs 2 3 5 sont la clef du langage musical.

Le précédent ouvrage, Traité de musicologie comparée (1) exprimait l’idée fondatrice que l’intonation juste est à l’origine de toutes les musiques. S’appuyant sur les traditions indo-européennes, Sémantique musicale prolonge ce constat par la proposition d’un système d’intonation juste de référence, susceptible de faire évoluer l’ensemble de nos approches musicales, jusque dans la conception de nos instruments.

La différence entre une collection d’intervalles d’intonation juste, aussi intéressants soient-ils sur un plan culturel ou historique, — ou un tempérament proposant des arrangements encore plus particuliers —, et un système tel que celui exposé par Alain Daniélou, tient dans les qualités relationnelles qui sont tissées entre les sons et dans les capacités de ce système à répondre au moins en partie aux questions concrètes posées par le jeu musical. Au moyen de lois de génération spécifiques clairement définies, chaque système exprime une écologie sonore et une parcelle de l’harmonie. De même que l’on connaît l’arbre à ses fruits, on ne connaîtra l‘identité d’un système et sa valeur qu’au travers de ses applications musicales, qui révéleront la véritable palette de ses couleurs sonores. Cela ne sera possible évidemment qu’à condition que les instruments adaptés puissent être construits et joués.

Un système d’intonation juste présente comme caractéristique de n’utiliser que des consonances naturelles, aussi partage t-il avec une grande quantité d’échelles traditionnelles un tronc commun de rapports qui font partie d’un langage universel. Qui dit langage dit cependant sélection de sons, c’est ici que des règles interviennent pour tracer des limites, sans quoi les instruments sont irréalisables et les musiques aussi. La limite qu’Alain Daniélou a choisie est celle de l’harmonique 5, une limite très sage, historiquement reconnue comme celle des musiques indo-européennes, et qui comprend comme le nom l’indique tous rapports de fréquences possibles entre des nombres produits des nombres premiers jusqu’à 5 (soit 2, 3, 5), c’est-à-dire une bonne partie des intervalles musicaux les plus consonants. Il était logique que ce système englobe les 22 shrutis indiens (le mot shruti signifie “ce qui est entendu”, ce qui revêt un sens de circonstance au sujet de la Sémantique musicale), qu’Alain Daniélou a eu la bonne idée d’étendre à un ensemble plus grand, de 53 sons par octave. Ce nombre n’est pas le résultat d’un hasard quand on connaît la dimension relative du comma (81/80), principal intervalle entre les shrutis, par rapport aux deux autres, en l’occurrence les limmas (256/243) et les lagus (25/24). En effet un limma peut être lui-même divisé environ en 4 commas, et un lagu en 3, et comme les 22 shrutis divisent une octave au total en 7 limmas, 5 lagus et 10 commas, nous avons bien (7 x 4) + (5 x 3) + 10 = 53 commas.

Avant d’aller plus loin, rappelons simplement l’origine de ce comma syntonique, ou pramana shruti, coïncidence harmonique par excellence de la limite 5 et véritable “pierre angulaire” du système d’Alain Daniélou : une tierce majeure peut être générée en limite 5 principalement de deux façons, soit par le chemin des quintes (puissances de 3) pour arriver à 81, ou directement via l’harmonique 5, et ces deux notes ramenées dans la même octave, 81/64 et 5/4, ont comme rapport un comma 81/80.

Notons qu’on arrive aussi au nombre 53 par le cycle des quintes, du fait qu’il y a aussi environ 4 commas pythagoriens (apparaissant à chaque cycle de 12 quintes et très proches des commas précédents) cette fois dans le limma descendant obtenu par un cycle de 5 quintes Do-Sol-Ré-La-Mi-Si, le total étant encore (4 x 12) + 5 = 53 quintes, divisant l’octave en autant de commas.

Ce qui est présenté ici comme un cycle (p. 70) est en fait plutôt une spirale, obtenue par la succession de six séries de quintes symétriques autour des notes 36/25, 6/5, 1/1, 5/3, 25/18, 125/108, le “secret” de fabrication d’Alain Daniélou consistant précisément à choisir non pas des notes espacées de tierces majeures, mais de sixtes majeures (ou inversement, de tierces mineures). S’il avait choisi des tierces majeures, il aurait dû faire appel à sept séries de huit quintes au lieu de six séries ici de neuf quintes pour couvrir les 53 notes, ce qui aurait compliqué ce système et encore aggravé sa “quinte du loup” (c’est-à-dire l’intervalle reliant les notes extrêmes). Dans cette solution, c’est une série utilisant le facteur 53, indifféremment “+++” ou “- – -”, qui referme le cercle des 53 commas, et bien que ce choix ne soit pas explicite dans tous ses tableaux, Alain Daniélou semble pencher pour cette dernière, qui place 53 au numérateur. Remarquons que les deux séries ne sont pas superposables, leurs notes étant séparées par 8,11 cents et non pas par des schismas de 1,95 cents comme partout ailleurs entre séries adjacentes.

Quelques années après l’écriture de ce livre Alain Daniélou initiera la création d’un instrument à clavier électronique basé sur ces 53 sons, le S52, puis un autre sur un sous-ensemble de 36 de ces mêmes sons, lequel deviendra le Semantic Daniélou-36.

Conçue à des fins pédagogiques, la désignation des notes proposée par Alain Daniélou est extrêmement simple et pratique. Précisons tout d’abord pour les lecteurs occidentaux que si rien n’empêche d’appliquer les intervalles au diapason occidental, il faut voir en Do Ré Mi Fa Sol La Si une traduction des notes indiennes SA RE GA MA PA DHA NI, en l’occurrence non pas des hauteurs absolues en référence à un diapason, mais un concept modal de hauteurs relatives par rapport à une note de base (Do = SA = 1/1). Contrairement à la plupart des notations microtonales, Daniélou n’utilise pas les deux types d’altérations courantes, dièse et bémol, pour nommer le dièse d’une note et le bémol de la note suivante (Do# et Réb, par exemple). Toutes les notes, altérées ou non, ont ainsi le même statut chromatique à l’intérieur d’un seul même ensemble. On y verra encore une adaptation de la notation indienne, où “komal” est traduit ici par “bémol” et “tivra” par “dièse”. Que ce dernier terme soit, comme en notation indienne, seulement attribué à l’intervalle de quarte augmentée (Fa#) n’est pas dû au hasard et souligne le fait que Fa# y est affilié aux sons d’harmonie majeure La, Mi, Si, alors que Réb, Mib, Lab et Sib, issus d’un cycle de quintes descendantes, suivent un autre chemin qui les affilie aux harmonies mineures.

Avant de parcourir les microtonalités que développe Alain Daniélou, il est important de bien intégrer le “squelette” chromatique de son système, composé de l’échelle diatonique du raga Bilaval, identique au Diatonon Syntonon de Ptolémée, (dite aussi “échelle de Zarlino”), complétée d’un Fa# 45/32 à la tierce du Ré 9/8, enfin d’un prolongement de quintes descendantes partant de Fa jusqu’à Réb. On peut encore résumer cette structure chromatique à une suite de 8 quintes (3/2) de Réb à Ré complété de 4 quintes La, Mi, Si, Fa# une tierce majeure (5/4) au-dessus de Fa, Do, Sol et Ré.

Des signes + ou – placés après les noms de ces 12 notes indiquent qu’elles sont haussées ou baissées du nombre correspondant de commas. Les 22 shrutis, tels que reconnus par tous aujourd’hui sont ainsi dénommés Do, Réb, Réb+, Ré -, Ré, Mib, Mib+, Mi, Mi+, Fa, Fa+, Fa#, Fa#+, Sol, Lab, Lab+, La, La+, Sib, Sib+, Si, Si+.

Le choix par Alain Daniélou des trois premiers nombres premiers pour construire son langage tonal est complètement justifié par la nature harmonique des sons issus de la plupart de nos instruments, dont en premier lieu la voix. Il aboutit effectivement à un ensemble global de 53 hauteurs, inégalement espacées par 4 types de commas, et pouvant présenter selon les harmonies de petites variations de la valeur d’un schisma (de rapport 32 805 / 32 768 soit 1,95 cents), qui dans la notation d’Alain Daniélou comme dans celle des Indiens, n’affectent pas le nom des notes. Rappelons brièvement d’où vient ce schisma : il est en pratique la coïncidence des aboutissements (ramenés dans la même octave) à une note équivalente de deux chemins distincts, l’un de type mineur, l’autre de type majeur, et totalisant 8 quintes (3/2) et une tierce majeure (5/4).

Il est important de dire, même si Alain Daniélou dans le cadre de ce livre ne semble s’intéresser qu’aux musiques modales, qu’un tel système ne s’y limite absolument pas. Car l’intonation juste, d’une façon générale, permet toutes transpositions et polyphonies, et n’est nullement en contradiction avec le principe de changement de tonique, d’ailleurs utilisé par les Indiens et d’autres peuples depuis longtemps. Notons à cet égard que le déplacement de la tonique en une autre note, en introduisant des variantes, multiplie considérablement le nombre d’intervalles et donc les ressources expressives d’un système inégal. Compte tenu de ses possibles inversions et de ses microvariations schismiques, indispensables pour restituer les valeurs exactes de toutes ses consonances, le système global est en pratique composé d’un bien plus grand nombre potentiel d’intervalles que 53, ce en quoi il faut seulement voir une richesse supplémentaire et la manifestation de sa diversité naturelle.

Bien qu’il n’ait pas voulu s’étendre sur cette question, il faut rendre acte à Alain Daniélou de ne pas avoir cédé à une simplification de son système sous la forme d’une division mécanique de l’octave en 53 commas tempérés, qui eût été réductrice à la fois de la qualité des tierces et de toutes ces subtilités harmoniques. En respectant jusqu’au bout les consonances naturelles des facteurs 3 et 5, tout en appliquant une certaine logique de sélection il en a préservé les qualités harmoniques et les polarités essentielles. Cette obstination délibérée à défendre et à rationaliser le phénomène de consonance lui vaut d’être reconnu à juste titre comme un des pionniers de l’intonation juste.

La vision d’Alain Daniélou est celle d’un langage universel. Sa recherche d’un système archétypal jusque dans le contenu émotionnel des intervalles est cohérente avec l’arborescence qu’il propose de ces intervalles, se déployant suivant une logique de familles assez explicite tout au long des pages de ce livre. Cette philosophie d’un langage des intervalles, non seulement au niveau de leurs microtonalités, mais de leur contenu sémantique relève d’une vision systémique toujours aussi éblouissante aujourd’hui.

Je ne vais pas détailler ici les familles d’intervalles définies par Alain Daniélou et je conseillerai simplement au lecteur de se référer au “Cycle des intervalles”, p. 70, qui les résume assez bien. À ce propos, j’attire l’attention du lecteur sur un risque de confusion entre les signes + et – associés aux noms des notes, lesquels suivent la logique du clavier chromatique (c’est-à-dire des séries de 12), et les signes + et – associés aux familles d’intervalles, qui contiennent par contre en moyenne 9 notes chacune, et que Daniélou nomme “série de base, série -, série +, série – -, série ++, série – – -, série +++”. Car on pourra s’apercevoir qu’une série d’un nom donné contient des notes d’un autre suffixe (par exemple une “série – -” contient surtout des notes “-”, au lieu de notes “- -”, etc.). Les signes associés par Alain Daniélou aux séries symbolisent en fait l’exposant des puissances de 5 contenus dans les rapports des notes qu’elles rassemblent. Une fois cela compris, il faut simplement traduire “séries -, – -, – – -” par “séries 5, 52, 53” et “séries +, ++, +++” par “séries 1/5, 1/52, 1/53”, tandis que la série de base, qui n’a pas ce problème, est la série 3n.

Chacune de ces familles, dites aussi “catégories d’intervalles” (p. 64), et qui sont effectivement aussi des “séries” de quintes, est dite relever de qualités spécifiques, déclenchant un type global d’émotions, qu’Alain Daniélou résume de façon très claire et qui me semblent conformes à la perception courante de ces familles d’intervalles. Ces émotions-types sont ensuite déclinées au niveau des intervalles en plusieurs variantes dont les différences semblent, en comparaison, manquer de relief. Elles montrent que pour l’auteur l’appartenance à ces familles est le principal paramètre sémantique des intervalles, et je partagerais assez cette appréciation si ce n’est que l’autre paramètre, celui de l’ordre dans le cycle des quintes, lié en conséquence à la situation des notes dans l’octave, me semble plus subtil mais tout aussi indispensable. À ce sujet une question demeure, ce second paramètre étant précisément le seul qui nous reste pour nous permettre de discerner les intervalles par définition ambigus d’un tempérament égal : par quel mécanisme percevons-nous ceux-ci ? Et la perception des hauteurs dans une musique tempérée est-elle d’ailleurs à ce point aussi radicalement différente de la perception des hauteurs dans une musique d’intonation juste ? Pour la plupart des auditeurs, je n’en suis pas certain. Ce qui peut faire la différence ce sont par contre, pour une intonation juste, d’autres qualités de timbre, de fusion harmonique, de résonance différencielle, de battements, etc., qui pourront être mises en situation d’écoute, pour étendre le spectre de nos sensations. Entre une musique jouée sur un piano accordé en tempérament égal et cette même musique jouée par le même pianiste sur un piano accordé (de façon pertinente…) en intonation juste, ou encore dans un meilleur tempérament, les différences sont perçues, en très grande partie, au niveau du timbre. Or le timbre est une perception beaucoup plus complexe, globale, intuitive et personnelle, qu’analytique et sélective. Chacun de nous a fait l’expérience qu’il est possible d’apprécier pleinement n’importe quelle musique de façon globale, par exemple pour l’harmonie de ses timbres et de ses mélodies, sans parler de son rythme, sans que l’on ait pour autant la moindre notion analytique de ce que nous entendons. L’auditeur musicien peut s’il le veut ajouter à cette perception sa reconnaissance des hauteurs, afin de nommer ce qu’il entend dans un système ou un autre, mais le ressenti est déjà présent. Cela revient à dire qu’il existe — entre les microtonalités, les macrotonalités, les harmonies, les harmoniques et le timbre — une pluralité d’utilisations possibles de la mémoire des figures-types qui détermine et même personnalise ce que nous entendons dans les sons.

En ce qui concerne les intervalles comprenant des puissances de 5, la nomenclature des familles décrite par Alain Daniélou est à mon sens particulièrement pertinente. J’aurais personnellement tendance à faire une distinction très nette entre les intervalles du type des shrutis (séries 3n, 5, 1/5), que je qualifierais de chromatiques, et tous les autres, issus des puissances de 5, non utilisés en musique indienne, que je ressens comme “extra-chromatiques”. Au sujet de ces derniers, j’ai très souvent constaté qu’un intervalle basé sur un facteur 25 (52) n’a pas du tout la même saveur s’il est intégré à un mode contenant aussi le facteur 5, ou non. Dans un cas il est relié lui-même à d’autres notes par un facteur 5, dans l’autre le facteur 25 n’étant nullement divisé (ce qui est le cas à priori des expériences effectuées par Alain Daniélou), je le perçois alors très étranger aux familles 5 ou 1/5. Je note le même phénomène avec le facteur 125 (53), pour des saveurs très différentes de celles de 25. À propos de 53, il est dommage que Daniélou ne lui consacre pas une famille d’émotions spécifique. Les réserves qu’il montre à son égard sont sans doute dues à l’analyse modale adoptée dans sa méthode (p. 63), laquelle écarte 125/64 ou 128/125, du fait d’une évidente dissonance avec 1/1. Je pense que le facteur 53 évite de lui-même 1/1 pour s’articuler avec d’autres notes de référence, et la façon entre autres dont il divise une quarte comme celle entre 27/16 et 9/8, en deux semiquartes presque égales (125/108 et 144/125), présente de très intéressantes applications musicales.

Le contexte du mode, l’environnement sonore et même notre pensée du son lors de l’audition de ces intervalles sont donc déterminants. À travers les expériences collectives effectuées dans le cadre d’un atelier psychoacoustique que j’anime régulièrement, il apparaît qu’un intervalle mis en situation à l’intérieur d’un mode est toujours porteur de plus de significations que s’il est isolé. Perçu de manière moins “neutre” certes, il éveille nos sens à une écoute plus “globale”, ce qui est aussi le contexte musical naturel d’un intervalle. Alain Daniélou ne dit pas autre chose quand il fait remarquer qu’après l’exposition des notes du raga, celles-ci deviennent beaucoup plus précises, car animées du sentiment juste : “Chaque note prend alors une couleur expressive. Le musicien joue avec sentiment, avec émotion. À ce moment les intervalles deviennent d’une extrême précision” (p.27). Dans le cas d’un raga d’ailleurs, avec sa hiérarchie entre les notes, ses phrases-clefs, ornements, etc., dont l’interprétation, donc le contexte sont encore plus codifiés, les microtonalités comme le contenu sémantique de chaque intervalle sont encore plus précis.

Mes travaux de modélisation microtonale des ragas et de toutes échelles traditionnelles ont pu mettre en évidence l’importance des notes doubles, ce que vérifient également les recherches d’Alain Daniélou. Nous avons pris l’habitude de penser qu’une échelle hexatonique a six notes, une échelle heptatonique sept, etc., ce qui n’est en fait que le côté tempéré, sinon incomplet, de leurs intonations. En raison de ce que j’appelle les coïncidences harmoniques, toute échelle contient au minimum une ou deux notes doubles, si ce n’est davantage, séparées par des “commas” ou “schismas”. Celles-ci sont largement utilisées en musique indienne, dans laquelle elles sont la clef de différents gamaks ou ornements. Ces notes doubles sont tellement essentielles qu’à elles seules elles résument souvent, par leurs arborescences respectives, l’échelle entière. La définition “commale” des intervalles, qui permet par exemple de distinguer les deux shrutis d’un même degré, est assez audible, et s’inscrit parfaitement dans le sens du décodage des intervalles par les facteurs 3 et 5 mis en avant par Alain Daniélou. La reconnaissance des polarités “schismiques”, réputées difficilement différenciables, pose problème à ce mode d’interprétation, ce que reconnait Alain Daniélou, qui en déduit qu’en conséquence de la “superposition des cycles”, à une note indéterminée du point de vue de son affiliation on préfère une note moins ambiguë, un comma plus haut ou plus bas (p. 68). Observons cependant que la perception de ces intervalles ambigus dans le contexte musical d’un mode, ou même avec seulement une ou deux autres notes de ce mode, dans la plupart des cas règle complètement cette question. L’audition par exemple de la note Réb (ati komal RE) dans le contexte du raga Marva ne laisse planer aucun doute sur le caractère majeur du shruti, en tant que tierce majeure de DHA (ici La+), de surcroît note vadi (= de référence) du raga, et non pas provenant d’un cycle de quintes descendantes dont aucune n’est présente dans l’échelle. Ce Réb est donc bien ici 135/128 et non pas 256/243. Dans des modes plus rares, ou dans le contexte de misra ragas (mélanges de ragas), etc., quand bien même une ambiguïté de chemins vers un même shruti se manifesterait, sa définition schismique serait alors double, sans que cela pose problème. Ils exprimeraient également des émotions partagées, ce que nous savons ne pas être impossible. La note “bleue”, recherchée par tous les musiciens, est un bel exemple de ce type d’ambiguïté. À la fois questionnante, exprimant le blues voire la douleur, par l’exactitude de son intonation et de sa place dans le contexte mélodique, elle apporte aussi consolation, dépassement et libération. Demandez à trois ou quatre microtonalistes quel est cet intervalle, et vous aurez un bel exemple de complexité.

Il est donc concevable que des modes, ou même de simples tétracordes ou des accords, puissent, en replaçant les intervalles dans un contexte déjà harmonisé, faciliter leur compréhension, par la mémoire de figures-types plus ou moins culturelles, en tous cas à rapprocher de ce que j’appellerais “une perception d’appartenance” à une globalité, dont on vient de voir l’utilité pour compléter d’autres analyses plus fines basées sur les consonances. En poussant la question un peu plus loin, pouvoir associer directement la valeur d’un intervalle aux degrés fondamentaux d’un système simplifié de références (que rien n’oblige à être tempéré) semble devoir être aussi un fonctionnement à vérifier. La série harmonique, des harmoniques vocales qui accompagnent en permanence notre voix parlée, me semble à cet égard un modèle fondamental, profondément ancré dans nos perceptions. Non seulement elle contient quelques-uns des intervalles les plus consonants — par définition tous les superparticuliers de la forme (n+1) / n, mais propose aussi tout un choix de tétracordes parfaitement consonants. D’autres échelles plus cycliques, pentatoniques, heptatoniques, et pourquoi pas dodécaphoniques, semblent être aussi inscrits dans notre mémoire, avec un ancrage sans doute variable selon la culture et l’éducation, mais font certainement partie des schémas de perception les plus partagés au monde. Remarquons que les Indiens eux-mêmes, qui possèdent une mémoire prodigieuse des modes et de l’exactitude de leurs intonations, utilisent un système de notation chromatique qui ne fait aucune mention des shrutis. Inversement, l’ambiguïté de sons situés entre les notes d’un système peut aussi être recherchée par les musiciens, d’autant plus si des intervalles intermédiaires entre ces sons présentent des rapports harmoniques, comme c’est le cas des secondes ou tierces neutres dans les musiques arabes et persanes, ou des semiquartes, fréquentes dans les échelles pentatoniques africaines, etc. Cette vague sensation de notes un peu “étrangères” aux systèmes habituels ne fait-elle d’ailleurs pas partie des attraits des musiques de notre planète ?…

Un langage est nécessairement composé d’un nombre limité de signes et de là, fixer les limites du langage tonal aux harmoniques 2, 3, 5, en parfait accord avec la théorie indienne, il n’y avait qu’un pas, qu’Alain Daniélou a franchi sans hésiter. La quasi-coïncidence du nombre de notes par octave (53) générés par le complet déploiement de ce système, avec le nombre de phonèmes de l’alphabet sanskrit qu’il maîtrisait parfaitement, l’observation des archétypes géométriques et de reconnaissance visuelle des nombres, la structure des atomes, les cristallisations, les mécanismes de la pensée, tout amène Alain Daniélou, emporté par un formidable élan créatif et intellectuel, à faire de cette hypothèse, tout au long de cet ouvrage, le fondement omniprésent de ses arguments et de ses convictions. Daniélou aurait pu aussi inclure, dans ses figures élémentaires, le sublime triangle de Pythagore ou la corde à 12 nœuds des Égyptiens, qui n’ont besoin que de ces mêmes nombres (3/22/5), pour générer un angle droit.

Quarante ans plus tard, quelle est la validité de cette hypothèse dans nos pratiques musicales ?
Concernant l’évolution de notre système d’intonation occidental, nous sommes navrés d’observer qu’elle est bien loin de suivre la voie que Daniélou a ouverte. Le tempérament égal à 12 sons par octave non seulement règne en maître, mais étend sa domination sur toutes les musiques du monde ; les harmoniums dits “indiens”, mais hélas bien tempérés, n’ont jamais été autant à la mode, et partout la transmission des modèles traditionnels d’intonation et autres savoirs est gravement menacée. Douze sons également espacés dans une octave n’offriront jamais que 12 intervalles, harmoniquement incohérents, avec entre autres défauts une tierce majeure dénaturée, par surcroît partout la même, car nous avons aussi perdu l’intelligence de nos tempéraments. Quand on sait que la nature et les musiques traditionnelles contiennent une infinité d’intervalles, 12 pauvres intervalles ne permettront jamais l’épanouissement durable d’un langage tonal satisfaisant.

Malgré le manque d’instruments et de musiciens pour totalement les exprimer, un frémissement de curiosité pour les microtonalités semble cependant se manifester. L’évolution des techniques audio a permis à un milieu restreint de musiciens initiés de pouvoir explorer d’autres échelles, à travers l’ordinateur et les claviers numériques, avec une croissante précision. Un petit nombre de guitaristes aventureux font refretter leurs guitares électriques pour explorer des systèmes, le plus souvent d’intonation juste, laquelle seule leur permet de jouer des accords à travers les effets de distorsion et de saturation naturelle des amplificateurs. Grâce aux travaux assidus de nombreux chercheurs, le mensonge qui a longtemps perduré sur le système d’intonation prétendument “égal” de J.S. Bach vole enfin en éclats : il est maintenant prouvé que l’expression “clavier BIEN tempéré” signifie circulaire, sans tonalités interdites, et n’impliquait nullement que celui-ci soit un tempérament égal. Ce n’est pas pour autant que ses œuvres sont jouées dans leur tempérament originel, sauf par quelques trop rares musiciens, mais qui pourraient devenir plus nombreux.

Le courant microtonal au début du 3e millénaire poursuit une voie opposée à celle d’Alain Daniélou : il est partagé entre plusieurs écoles, principalement celles des tempéraments élevés, à commencer par les systèmes à 19, 24, 31, 34, 41, 72, 144 etc., tons par octave et celle de l’intonation juste, qui continue après Harry Partch d’avoir comme attracteurs des systèmes de limites harmoniques 7, 11 et 13, sinon plus élevées. Quelques années avant Alain Daniélou, aux États-Unis, Harry Partch (1901-1974), créateur lui aussi de plusieurs harmoniums microtonals (3), concevait en effet son système “monophonique” issu également de polarités positives et négatives des harmoniques combinées entre elles, mais étendues au facteur 13, pour aboutir à un canevas de 43 sons par octave, qui révolutionnait l’histoire des musiques microtonales outre-atlantique. Quel dommage que ces deux grands voyageurs, passionnés tous deux des musiques extra-européennes, ne se soient pas rencontrés !

Après Harry Partch, ces dernières décennies ont vu l’émergence de nombreux musiciens d’intonation juste, parmi lesquels Lou Harrison, La Monte Young, Terry Riley, Jon Catler, Robert Rich, et bien d’autres, ainsi que le théoricien Erv Wilson, pendant que David B. Doty éditait à San Francisco au sein du Just Intonation Network le seul journal consacré à l’intonation juste, 1/1. Tous ces compositeurs pratiquant l’intonation juste ont exploré des systèmes allant au moins jusqu’à la limite 13. En Europe les musiques microtonales “historiques” se sont surtout limitées à l’exploration de systèmes tels que les quarts, cinquièmes, sixièmes voire douzièmes de tons tempérés (24, 31, 36, 72 degrés par octave).

Pas plus que des peintres ne sauraient critiquer leurs palettes de couleurs respectives, quelles que soient les divergences d’approches, les microtonalistes sont respectueux et même curieux des différents systèmes adoptés par les uns ou les autres, et les seules éventuelles querelles entre eux portent sur des questions de logique ou d’interprétations historiques ou musicologiques. Revendiquant depuis toujours le droit à la différence, il est bien naturel pour eux de s’intéresser à une pluralité de systèmes, et il n’y a aucun mal à s’intéresser à un système plus qu’à un autre, si c’est pour en développer et faire partager la quintessence. Il est important de se donner les moyens d’écouter une diversité de systèmes, compositeurs, et styles musicaux, avant de se faire une idée sur les différentes théories des musiques microtonales. Les musiques traditionnelles, de transmission orale, comprennent de même une grande variété d’intonations, choisies et reproduites tout simplement parce qu’elles sonnent mieux que les autres et parce qu’on les reconnaît. Que nous enseignent-elles au sujet de l’hypothèse d’Alain Daniélou ? Je voudrais citer ici différents cas de figure empruntés aux musiques traditionnelles, les uns allant dans le sens de cette hypothèse, les autres non.

Les moines tibétains des fameuses sectes Gyütö et Gyüme entonnent leurs chants en faisant résonner leurs harmoniques 5 et 6 respectivement (soit 10 et 12 à partir de leur subharmonique grave) ; il n’y a pas à ma connaissance, mais je demande à être contredit, de sectes de moines tibétains faisant délibérément résonner les harmoniques 7 ou 11. Les chanteurs Tuvas et Mongols dans leur pratiques de chant diphonique chantent des mélodies en parcourant les harmoniques de leur note fondamentale, allant en général de 4 à 12, parmi lesquelles ils évitent savamment les harmoniques 7, 11, 13, 14, pour ne garder donc que des intervalles de limite 5. Leur échelle défective est ainsi composée des harmoniques 6 : 8 : 9 : 10 : 12 et quand ils reprennent un chant sur les fondamentales, ils ajoutent à ces quatre notes la sixte 5/3 (donc nullement 13 ou 14), pour obtenir une pentatonique du type du raga Bhupali (1/1 9/8 5/4 3/2 5/3). Notons aussi que cette échelle est certainement une des pentatoniques les plus usitées au monde, on la retrouve aussi à l’identique dans quasiment toutes les ethnies amérindiennes, des Amériques du Nord comme du Sud.

En revanche, dans de très importantes cultures musicales extra-européennes (l’accord Slendro du gamelan indonésien, les chants pygmées aka et baka — faisant grand usage du ton septimal 8/7 —, les musiques classiques thaï et cambodgiennes, etc.) le facteur 5 est inexistant. Lou Harrisson a fait authentifier des échelles slendro de limite 7 par des maîtres de gamelan indonésiens. Le facteur 5 est de même absent d’une grande partie des modes africains, arabes et persans. Il est indiscutable que d’autres systèmes que ceux de limite 5 existent, dont les musiques ont permis le développement de répertoires prodigieux.

Faut-il donc exclure, ou ne pas exclure les facteurs premiers supérieurs à 5 ? Il n’y a rien à redire au système d’Alain Daniélou en lui-même, qui possède les qualités requises pour permettre le développement des plus belles musiques, sous toutes les formes, avec des extensions possibles vers des mondes sonores encore entièrement à découvrir ; il serait par contre une erreur à mon sens de vouloir que des systèmes d’intonation juste soient exclusifs ou même séparés les uns des autres. Il n’existe pas de système universel, comme il n’y a pas de limites infranchissables et on observe en fait de grandes complémentarités, et perméabilités, que mettent en évidence de nouvelles théories de la consonance. La cohérence différencielle (4) par exemple s’intéresse aux harmonies entre les sons à travers un phénomène acoustique parfaitement audible et reproductible, celui de la génération dans notre oreille, par les accords entre les sons, de notes plus graves ayant comme fréquences la différence des fréquences les composant. Chacun peut faire, ou a déjà fait l’expérience qu’une tierce mineure de 6/5 par exemple génère dans les graves une sixième mineure de fréquence 6/5 – 5/5 = 1/5. Or, quand ce son différenciel fait partie du contexte tonal (échelle, harmonie…) de l’intervalle, ce dernier est jugé consonant. Les shrutis indiens dans le contexte des ragas, les échelles traditionnelles, présentent en général de grandes qualités de cohérence différencielle.

Les coïncidences harmoniques (5) sont un autre domaine de la consonance, particulièrement instructif sur l’origine des systèmes musicaux et intervenant directement dans les phénomènes de fusion des harmoniques inhérents aux accords entre les sons. De même que le comma 81/80 et le schisma 32 805 / 32 768 sont les deux principales coïncidences harmoniques entre les facteurs 3 et 5, il existe entre les facteurs 3, 5 et 19 par exemple des coïncidences très fines, comme le schisma 1 216 / 1 215 soit environ 1,42 cent, lequel nous oblige à admettre le facteur 19 comme “transparent” en pratique à l’intérieur d’une limite 5. On trouve cette coïncidence entre un limma 135/128 et un autre limma en fait beaucoup plus simple, 19/18, lequel génère ensuite par quintes successives 19/12 puis 19/16, une tierce mineure magnifiquement profonde et cohérente, directement issue de l’harmonique 19. Répondant précisément à un problème souvent évoqué par Alain Daniélou, certains nombres premiers peuvent ainsi se révéler complémentaires à un système, pour servir de relais aux complexités générées par l’extension des combinaisons des facteurs de celui-ci, en offrant des intervalles plus consonants.

Les musiques microtonales, en conclusion, n’ont pas fini de nous dévoiler leurs secrets. L’harmonique 5, entre autres, n’est pas en reste et a encore des ressources immensément larges, qu’un système comme celui d’Alain Daniélou permet d’explorer de façon rationnelle, dans ses modèles traditionnels, au-delà des musiques modales, des genres et des formes et en direction de microtonalités encore complètement inconnues. Il nous reste à construire les instruments, de lutheries classiques ou nouvelles qui en permettront l’expression, et qui seront par la même occasion des outils d’étude essentiels des fondements des musiques indiennes, européennes et du monde entier, anciennes, présentes et futures. Ce serait aussi une aide considérable aux pratiques vocales, avec lesquelles la limite 5 est spectralement une des plus cohérentes. C’est l’évolution de notre écoute qui est en jeu, afin de manifester à travers l’intonation juste, une harmonie que le monde attend.


Notes :
(1) Alain Daniélou, Traité de musicologie comparée, 1959, Hermann, Paris.
(2) P. Sambamoorthy, South indian music, Book IV, 1954, The Indian Music Publishing House, Madras.
(3) Harry Partch, Genesis of a music, 1949, Da Capo, New York.
(4) Jacques Dudon, “Cohérence différencielle : une nouvelle approche de la consonance”, Actes des Journées de l’informatique musicale 1998, éditions du CNRS-LMA, Marseille — ou en version anglaise, “Differential coherence : experimenting with new areas of consonance”, 2003, 1/1 – The Journal of the Just Intonation Network, Vol 11 #2, San Francisco.
(5) Jacques Dudon, “La confusion des genres : tentatives de résolution”, Actes du colloque « Autour de l’harmonie #1 », 2004, Thésaurus Coloris, Carcès ; Mondes harmoniques, AEH, Saint-Affrique.