Depuis seulement deux siècles, les musiciens occidentaux font usage d’intervalles musicaux imparfaits : ceux du tempérament égal à 12 notes par octave. S’ils ont été utilisés pour la composition de très nombreuses musiques, ces intervalles ne sont qu’un compromis mathématique qui a permis la réalisation d’une catégorie d’instruments acoustiques, puis électroniques, sans pour autant prendre en compte la finesse de notre système de perception.
En effet, de nombreuses études montrent que celui-ci non seulement est doté d’une bien plus grande capacité d’analyse que celle requise par la simple reconnaissance de douze intervalles tempérés, mais intègre aussi quantités de paramètres psycho-sensoriels, reliant notamment timbres et intonations.

Historiquement, le philosophe mathématicien Leibniz avait émis au XVIIe siècle la théorie du « calcul inconscient » selon laquelle la musique est définie « comme le plaisir de l’âme qui compte et qui ne sait pas qu’elle compte ».
Le pythagoricien Jean-Philippe Rameau allait dans le même sens quand il liait la perception des intervalles musicaux aux mathématiques et que, selon lui, la mélodie découle de l’harmonie et qu’en celle-ci « se donnent à entendre les rapports numériques inscrits dans l’univers ».

Plus récemment, de nombreux compositeurs comme Harry Partch, Lou Harrison, Terry Riley, La Monte Young, Ben Johnston, Wendy Carlos, David B. Doty, Robert Rich font appel à des échelles microtonales diverses, renouant avec les musiques traditionnelles du monde ou créant de nouveaux tempéraments ou échelles d’intonation juste.

Dans une démarche similaire à celles de Leibniz et Rameau, Alain Daniélou s’est profondément investi dans l’étude des intervalles musicaux après avoir étudié la musique indienne et ses subtilités une bonne partie de sa vie. Il a élaboré une échelle musicale de 53 notes, uniquement construite à partir de rapports des nombres 2, 3 et 5, théorie qui, selon Fritz Winckel, « permet aux rapports musicaux d’apparaître dans une lumière nouvelle » (d’après l’ouvrage « Sémantique Musicale »).

Dès son adolescence, Alain Daniélou a cherché à réaliser un instrument à micro-intervalles. Le Semantic Daniélou, dans ses versions physique (36 notes) et logicielle (53 notes), est l’aboutissement d’un travail de près de 70 ans et un exemple tout à fait étonnant de persévérance. Dans ses deux versions, l’instrument respecte la théorie de la combinaison des trois nombres émise par Daniélou, étendue, avec le Semantic Daniélou-53, à la totalité des coïncidences harmoniques propres au système Semantic.

Jacques Dudon

Jacques Cloarec retrace la chronologie du parcours.

Très jeune Alain Daniélou démontre immédiatement un grand intérêt pour les matières artistiques. Il peint (aquarelles), ce qu’il fera toute sa vie, il chante, il apprend à jouer du piano. Plus tard il prend des cours de composition avec Max d’Olonne, touche au monde de la danse, donne des récitals.

En 1926, il a 19 ans. Il reçoit une bourse pour un voyage d’étude de la musique arabe en Algérie. Je pense que c’est dès cette période qu’il s’aperçoit des limites, et en un certain sens de l’aberration qu’est la division de l’octave en 12 semitons égaux, conception qui bien entendu ne permet pas d’interprétrer la musique arabe ni en fait la plupart des musiques autres qu’occidentales. Il reprend donc le flambeau après d’illustres prédécesseurs : Zarlino, Werckmeister, Mercator, Holder, Helmholtz…

Holder et Mercator divisèrent l’octave en 53 parties égales, concept qui se rapproche du système conçu par Alain Daniélou, lequel par contre préserve la justesse naturelle des intervalles issus des harmoniques 3 et 5, propre également aux shrutis indiens.

Je ne peux le confirmer, mais je me demande si l’idée d’un nouvel instrument de musique ne germe pas dans son esprit dès ce voyage algérien de 1926.

Sa découverte de la musique indienne quelques années plus tard fera encore grandir sa motivation pour cette recherche.

En 1936, il se lie à Maurice Martenot avec qui il réalisera un premier instrument à clavier accordable : j’ai encore le projet de contrat et le brevet daté de 1937 que les deux musicologues déposeront, et j’ai remis à l’Association pour la Promotion et la Diffusion des Ondes Martenot le prototype qui fut réalisé à l’époque. Je viens de le retrouver au Musée de la Musique de La Villette à Paris.

Quelques années plus tard, Alain Daniélou réalise en Inde un nouvel instrument artisanal pour lequel il utilise une grande quantité de rayons de vélo. Puis il fit fabriquer une série de petits harmoniums appelés Shruti Venu dont un exemplaire a survécu.

Music and the Power of Sound - Inner Traditions International (1995)
Music and the Power of Sound
Inner Traditions International (1995)

C’est alors que paraît son premier livre, bien évidemment dédié au même sujet, à savoir « Introduction to the Study of Musical Scales », publié en 1943 à Londres (Indian Society) qui sera suivi d’une version française « Traité de Musicologie Comparée » et d’une toute nouvelle version américaine (1995) avec une introduction de Sylvano Bussotti sous le titre « Music and the Power of Sound ». L’ouvrage définitif sur la question, « Sémantique Musicale », paraîtra à Paris en 1967 et est depuis régulièrement réimprimé avec différentes introductions (Fritz Winckel, acousticien, Françoise Escal, musicologue) ; une dernière version est sous presse, revue et préfacée par Jacques Dudon et liée au nouvel instrument (prévue aussi en e-book et en anglais). Ces ouvrages prouvent l’intérêt permanent des musiciens, musicologues, psychologues et acousticiens pour les recherches de Daniélou.

Alain Daniélou, Rome 1976, photo : Jacques Cloarec
Alain Daniélou, Rome 1976. Photo : Jacques Cloarec

La réalisation d’un instrument précis reprend dans les années 1970 quand Alain Daniélou décide avec son ami l’ingénieur Stefan Kudelski, inventeur et fabricant du Nagra, le fameux magnétophone portatif haut de gamme, de réaliser un nouvel instrument grâce aux progrès de l’électronique moderne.
Stefan Kudelski confie cette tâche à son fils André, jeune ingénieur électronicien et à Claude Cellier lui-même électronicien et musicien.

Baptisé S52, l’instrument, exactement basé sur le système exposé dans la « Sémantique Musicale », et techniquement très élaboré, s’il présente quelques défauts, permet à Alain Daniélou d’avancer dans sa théorie, inspirée du modèle indien, et d’en vérifier les applications psychoacoustiques. Le prototype sera présenté en 1980 à Paris, entre autres au Conseil International de la Musique de l’UNESCO, mais aussi à l’IRCAM, à Bordeaux, Berlin, Rome, etc.

Cet appareil baptisé l’orgue de Shiva par le journaliste Jean Chalon restera à l’état de prototype, car son clavier en faisait plus un appareil expérimental qu’un véritable instrument de musique.

L’intérêt pour un tel instrument se fera immédiatement sentir autant dans les milieux musicaux concernés par les micro-intervalles, que dans ceux de la musicothérapie ou des musiques extra-européennes. Sylvano Bussotti, qui jusque-là n’avait jamais inclus d’instruments électroniques à ses oeuvres s’intéresse vivement au projet, écrit une œuvre pour elle qui sera jouée par le pianiste Mauro Castellano sous la direction du chef d’orchestre Marcello Panni dans dans une œuvre appelée « LaVergine ispirata ».

Jacques Cloarec,
4 avril 2005

Semantic Daniélou-36 - Photo : Giorgio Pace
Semantic Daniélou-36. Photo : Giorgio Pace

L’aventure ne s’arrête pas là et deux ans avant la mort d’Alain Daniélou, l’ethnomusicologue Xavier Bellenger met en contact Michel Geiss avec Jacques Cloarec. Lors d’un rendez-vous à Lausanne, Alain Daniélou déjà affaibli, fait part à Michel Geiss de son souhait de faire réaliser un instrument basé sur ses principes, qui lui propose de baser l’instrument sur un clavier électronique à boutons de type accordéon. En effet, ce type de clavier permettait une densité de notes adaptée à la jouabilité d’un plus grand nombre de notes par octave. Alain Daniélou valide ce concept et suggère une disposition des notes simplifiée, au nombre de 36 par octave, qu’il considère comme suffisantes (Lettre manuscrite d’Alain Daniélou à Michel Geiss à propos du clavier).
Muni de ces instructions, Michel Geiss s’assure la collaboration de Christian Braut, spécialiste en informatique musicale et de Jean-Claude Dubois, électronicien, pour réaliser l’instrument.

Daniélou meurt en 1994 sans avoir vu l’aboutissement de ce projet.

Philippe Monsire, designer industriel, est chargé de la réalisation d’une coque très futuriste qui intègre l’ensemble des éléments de ce nouvel instrument. Le compositeur Sylvano Bussotti en devient le parrain en le baptisant du nom de « Semantic Daniélou ». Bien que fonctionnel, ce premier projet reste pendant longtemps à un stade de développement correspondant à une instrumentation sonore rudimentaire, celle de sa conception d’origine. Il a été utilisé dans différents concerts à Paris, Rome, Venise et à l’Abbaye du Thoronet.

Michel Geiss conçoit ensuite une version considérablement améliorée bénéficiant des évolutions récentes de l’informatique musicale, qui voit le jour en 2013, pour laquelle il intègre un ordinateur pour la production des sons. Cette mise à jour technologique majeure donne accès à des sonorités très riches et variées et aussi très expressives, tout en permettant une grande précision sur les hauteurs (un millième de cent).

Semantic Daniélou-S53
Semantic Daniélou-S53

En parallèle, Christian Braut et Jacques Dudon, spécialiste incontesté en matière de microtonalités, se consacrent à la réalisation d’un Semantic en version logicielle, à 53 notes par octave, téléchargeable gratuitement par internet.
Sur la base du clavier du Semantic Daniélou-36, Jacques Dudon dessine le clavier à 53 notes idéal et trouve une interface MIDI (l’Axis-64) compatible avec sa géométrie. Il conçoit les premiers tunings et mappings de l’instrument et écrit le cahier des charges du « Semantic Daniélou-53 » que Christian Braut soumet à Alain Etchart de l’équipe d’Univers Sons, dans laquelle Arnaud Sicard en assurera la réalisation informatique.
Après différents tests avec les claviers compatibles, le Semantic Daniélou-53 est aujourd’hui pleinement opérationnel. La diversité des échelles pré-programmées sélectionnées, contenant chacun de nombreux modes, pouvant être soutenus par un bourdon micro-accordable, en fait un instrument facile d’accès et particulièrement pédagogique.

Notre Fondation Alain Daniélou, par des ateliers cette année et par un séminaire en 2017 promeut ces deux réalisations d’un projet qui aura duré 80 ans.

PHOTOS

Maurice Martenot, Alain Danielou, 1937
Musée de la Musique — La Villette
Photos : Christian Braut

Photos : Sophie Bassouls et Jacques Cloarec

Après restauration par Klaus Blasquiz au printemps 2016

Photos : D. Nabokov et Jacques Cloarec

AUDIO